LE PLUS GRAND PROJET DE TOUTES NOS ENTREPRISES : SE TRANSFORMER POUR DEVENIR ET ÊTRE PLUS AGILE
Par Claude Emond

Pourquoi une organisation devrait-elle être agile?

Notre environnement socio-économique a bien changé au cours des dernières décennies, transformant considérablement nos contextes d’affaires. Cet environnement est celui du changement continu dont le rythme ne cesse de s’accélérer. Dans les années 1990, l’armée américaine a choisi l’acronyme VICA (vulnérabilité, incertitude, complexité, et ambiguïté) pour qualifier cette nouvelle réalité.

La nature de cet environnement est tellement changeante qu’on peut dire qu’elle est volatile. Même les façons de s’y adapter bougent sans cesse. Il est devenu impossible de prédire à moyen et long terme, avec certitude, et de planifier sans avoir à refaire l’exercice en cours de route.

L’environnement organisationnel est devenu aussi plus complexe. Les forces en jeu et les parties prenantes sont multiples. Dans le chaos et la confusion, nos objectifs et nos enjeux peuvent même avoir perdu de leur sens. En fait, tout est devenu plus ambigu. Parfois, les situations sont tellement complexes qu’on ne peut plus les aborder avec des approches prédictives comportant un haut degré de certitude.

Ainsi, pour pouvoir fonctionner avec succès et prospérer de façon durable, l’agilité organisationnelle est devenue essentielle à la survie et répond au besoin de s’adapter à ce nouvel environnement d’affaires. En clair, l’entreprise d’aujourd’hui doit être plus adaptable et plus flexible et évoluer beaucoup plus rapidement qu’hier.

Prenons le cas des projets d’innovation ou de développement de nouveaux produits dans une entreprise; le climat ambiant d’incertitude fait en sorte qu’il est souvent impossible de prédire avec exactitude les résultats. En moyenne, plus de 70 % des projets de développement de produits ne peuvent réussir sans une gestion de projet « agile » permettant d’ajuster le tir en cours de développement.

Mais le niveau d’agilité requis ne sera pas le même pour toutes les situations rencontrées. Actuellement, le modèle « Cynefin » est le plus connu pour déterminer le type d’approche de gestion de projet à privilégier. Développé par David Snowden et ses confrères d’IBM au début des années 2000, ce modèle décrit quatre (4) types de situation ou domaines d’intervention selon le niveau de complexité et d’incertitude:

  • le simple ou évident
  • le complexe
  • le compliqué
  • le chaotique

Selon ce modèle, les approches « agiles » (pratiques émergentes et pratiques de rupture) sont pertinentes quand la situation à traiter est complexe et/ou chaotique, en tout ou en partie. Cependant, ce sont des situations hybrides qui se produisent le plus souvent et qui nécessitent de combiner ou de faire cohabiter les bonnes pratiques avec des pratiques plus agiles.

Efficacité de l’approche agile

Toutefois, depuis l’explosion des méthodes dites agiles, au tournant des années 2000, on ne cesse de débattre sur la valeur réelle, leur pertinence dans d’autres domaines que le développement logiciel, et leur réelle efficacité à améliorer les performances organisationnelles.

Le principal consensus qui se dégage aujourd’hui, c’est qu’on ne peut améliorer une situation chaotique ou complexe simplement en appliquant des méthodes dites « agiles », sans autre changement dans l’organisation. Il en va donc de l’agilité comme de l’utilisation d’autres méthodologies: il doit y avoir dans l’entreprise une culture et un état d’esprit qui permettent et encouragent le fait d’être agile.

L’entreprise agile prône certaines valeurs bien spécifiques telles la valorisation des individus et des interactions, la collaboration à tous les niveaux, une nouvelle attitude positive face au changement et la prise de décisions visant la livraison de valeur et de bénéfices pour toutes les parties prenantes.

Comment et quand doit-on «ÊTRE» agile?

J’ai écrit dans le premier article de cette série de 3 que l’agilité répondait au besoin des organisations de s’adapter à un environnement d’affaires caractérisé par sa volatilité, son incertitude, sa complexité et son ambiguïté (VICA). Dans un tel environnement, beaucoup de choses se passent qui sont trop complexes pour qu’on puisse toutes les traiter avec des approches prédictives basées sur un haut degré de certitude.

Cependant, selon le contexte dans lequel une organisation opère, il est fort possible que certaines décisions puissent se prendre avec un haut niveau de certitude (par exemple en ce qui a trait aux opérations récurrentes). D’autres situations ne nous permettent pas de nous attacher à des pratiques reconnues, parce que nous sommes incapables de prédire exactement le résultat de nos actions (surtout au niveau des activités causant ou étant causées par un changement unique : projets d’innovation, de développement de nouveaux produits, de changements organisationnels majeurs, en réponse à un événement externe imprévu, etc.).

Conséquemment, selon notre contexte d’affaires, le niveau d’agilité requis n’est pas le même selon les situations. Fortes des situations encore sous leur contrôle, plusieurs organisations vous diront qu’elles n’ont pas besoin d’être agiles et ne veulent pas remettre en cause leurs pratiques. Mais est-ce vraiment le cas pour la majorité des entreprises et en toutes circonstances?

Dans son livre Adaptive Project Framework: Managing Complexity in the Face of Uncertainty, Robert Wysocki explique avoir observé qu’en ce début de 21e siècle, tout domaine confondu, environ 70% des projets nécessitaient une gestion de projet «adaptative» (tel qu’illustré dans la figure ci-bas).

Le paysage de la gestion de projet
Fig. 1 - Le paysage de la gestion de projet (R.Wysocki) (Traduction et adaptation par Claude Émond)

«Adaptative» est le mot qu’il utilise pour caractériser une approche «agile structurée» comme le Scrum, en opposition à une gestion de projet «extrême» ou l’agilité n’est plus structurée, mais plutôt improvisée, spontanée et réinventée constamment.

« Environ 70% des projets nécessitent une gestion de projet ‘adaptative’ »

Les notions de connu-connu, connu-inconnu, inconnu-connu et inconnu-inconnu auxquelles Wysocki réfère dans son modèle sont tirées tout droit du monde de la gestion des risques. En 2003, pour comprendre mieux ces notions, et influencé en grande partie dans mes réflexions par les travaux sur l’incertitude et la gestion de projet de Mayer. Loch et Pich de l’INSEAD, j’avais écrit un article sur le sujet dans le Bulletin trimestriel du PMI Montréal. Une version révisée de cet article (Institut de développement de produits, 2008) est disponible ici. Le tableau suivant, extrait de ce document, présente certains éléments décrivant «quand» et «comment être agile» selon le niveau d’incertitude d’une situation donnée.

 Outils, approche et philosophie de gestion selon le niveau d’incertitude
Fig. 2 - Outils, approche et philosophie de gestion selon le niveau d’incertitude (Source : Claude Émond)

Actuellement le modèle le plus connu et référencé sur les sujets de l’incertitude, de la complexité et de comment agir selon la nature VICA d’une situation donnée est celui développé par David Snowden et ses confrères d’IBM au début des années 2000 : le Modèle «Cynefin», illustré ci-bas à la figure 3 (mot gallois signifiant «habitat»). Il définit 4 « domaines » d ’intervention , selon ce que l’on sait des relations «cause à effet»:

  • 1. le simple ou évident
  • 2. le compliqué
  • 3. le complexe et
  • 4. le chaotique

Snowden explique qu’il y a un cinquième domaine, le désordre, situation où la causalité n’est pas perceptible (chaos) mais aussi dans laquelle les gens sont en déni et préfèrent s’en tenir à leur zone de confort et à leurs recettes habituelles pour prendre leurs décisions. Ils sont alors à la frontière entre le domaine de l’évident et le domaine du chaos, une situation catastrophique tenant de la complaisance et menant au l’échec. C’est d’ailleurs ce phénomène de désordre et d’échec que l’on retrouve dans toutes les situations (projets ou opérations récurrentes) dans lesquelles on applique de méthodes traditionnelles, meilleures pratiques ou bonnes pratiques reconnues, alors qu’elles sont du domaine du complexe et/ou du chaotique.

Le modèle CYNEFIN propose des solutions pour chaque domaine et nous explique «quand» et «comment» être agile. J’ai tenté d’illustrer dans la figure suivante, les principales indications et suggestions qui nous sont présentées dans la littérature courante sur les approches de gestion à adopter selon qu’on se retrouve dans une situation simple, compliquée, complexe ou chaotique… ou une situation hybride qui couvre plusieurs domaines à la fois, comme c’est souvent le cas dans des projets où le connu et l’inconnu se côtoient.

Le paysage de la gestion de projet
Fig. 3 - Modes de gestion à adopter en fonction de chacun des domaines du modèle CYNEFIN (d’après David Snowden et d’autres sources- Traduit, adapté et complété par Claude Émond)

Cette figure et le tableau précédent répondent, du moins en partie, à la question «Comment et quand ÊTRE agile?».

On doit aussi en conclure que l’agilité, sous toutes ses formes méthodologiques et autres, n’est pas une panacée universelle. Elle est pertinente quand la situation à traiter est complexe et/ou chaotique, en tout ou en partie. Comme le spécifie Wysocki, on parle de 70 à 75% des situations ou parties de situations. Il n’y aura pas exclusivement des situations «100% VICA», mais aussi des situations hybrides dans lesquelles plusieurs types de pratiques (meilleures, bonnes, émergentes et de rupture) devront «co-habiter».

« L’agilité est pertinente quand la situation à traiter est complexe et/ou chaotique »

Références

Voici quelques références supplémentaires pour alimenter votre propre réflexion sur comment ÊTRE agile.

En anglais, il y a l’article de Joseph Pelrine, On Understanding Software Agility— A Social Complexity Point Of View, qui met en contexte la complexité et le modèle CYNEFIN pour la gestion des projets de développement logiciel; plusieurs de ses propos sont aussi pertinents pour tous les types d’activités organisationnelles. L’article de Mayer, Loch et Pich, Managing Project Uncertainty: From Variation to Chaos, donne d’excellentes suggestions sur comment gérer les situations selon leur niveau d’incertitude.

En français, la traduction de Nicolas Lochet du Keynote d ’ouverture de Dave Snowd en lors du ScrumDay 2015 en France, au cours duquel Snowden a donné beaucoup d’information sur comment agir selon les domaines, en plus de commentaires intéressants sur SAFe et d’autres sujets. Philippe Vallat a aussi écrit un article très intéressant sur Le modèle CYNEFIN et l’intelligence émotionnelle, dans lequel il présente aussi un tableau très exhaustif sur les approches de gestion à privilégier pour chacun des quatre domaines du modèle de Snowden; ce tableau est un bon complément au présent article a été aussi inclus dans le document de Vallat sur l’environnement VICA.

Bonne transformation vers plus d'agilité :-).

Claude Emond (Révision d'un article article que j’ai écrit originellement pour ScrumSaguenay.ca )

Culture agile : les principes du « savoir agir ensemble »

Culture agile : les principes du « savoir agir ensemble »

Il ne sert à rien d’appliquer des méthodes dites « agiles » sans procéder à d’autre changement dans l’organisation. Il en va de l’agilité comme de l’innovation : pour réussir cette transition, il doit y avoir une culture, des valeurs partagées par tous qui encouragent et permettent l’agilité. Une culture d’agilité peut se caractériser ainsi:

La capacité et l’habileté d’un individu, d’une équipe ou d’une organisation à se transformer, à apprendre, à innover, à se réorganiser, à se redéfinir et à s’adapter rapidement et en continu, dans un environnement d’affaires en perpétuel changement.

4 valeurs et «savoir être» d'une culture agile

L’organisation qui prône une culture agile met de l’avant des valeurs et des « savoir être » spécifiques :

  • Les individus et les interactions en premier;
  • Le changement est accueilli comme quelque chose de naturel et on y réagit positivement;
  • La collaboration entre employés ainsi qu’avec les partenaires, clients et fournisseurs;
  • La prise de décisions qui engendrent des bénéfices pour toutes les parties prenantes.

10 principes pour «savoir agir ensemble» qui accompagnent une culture agile

Au delà d'un «savoir être» et d'un «savoir-faire» spécifiques, une culture agile s'appuie aussi sur l'existence d'un « savoir agir ensemble » unique se retrouvant dans les différentes unités de l’entreprise, notamment dans les équipes de projets, un «savoir agir ensemble» guidé par certains principes.

Voici en résumé 10 des principes les plus souvent énoncés dans la littérature sur l’agilité:

1. Principe de désirabilité

L’organisation agile encourage la mobilisation des équipes, en intégrant les intérêts personnels et les attentes individuelles des membres aux bénéfices produits de ses activités.

2. Principe d’engagement

L’organisation agile veille à ce que ses employés et autres parties prenantes partagent un objectif commun qui donne un sens à leur travail et augmente leur engagement.

3. Principe de capacité

L’organisation agile habilite pleinement les individus et les équipes en leur fournissant les capacités requises, en termes de connaissances, pouvoir de décision, compétences, matériel, ressources humaines, financières et informationnelles, échéances, pour être en mesure d’exécuter avec succès ce qui leur est demandé.

4. Principe de libre organisation (Holarchie)

L’organisation agile donne aux équipes l’autonomie et la latitude nécessaires à l’auto-organisation de leur travail et à l’adaptation des structures, des processus, des techniques et des outils selon les besoins contextuels. Elle les encourage à co-créer, à expérimenter de nouvelles pratiques de travail et à innover comme elles l’entendent.

5. Principe de collectivité

L’organisation agile favorise la formation d’équipes qui comprennent autant de parties prenantes que possible. Elle encourage les interactions directes, les communications et le partage d’information avec les clients, les fournisseurs, les autres partenaires extérieurs ainsi qu’entre ses propres fonctions organisationnelles.

6. Principe de transparence

L’organisation agile adopte une politique de « livre ouvert », encourage et récompense la divulgation complète de l’information. Elle favorise l’ouverture, la transparence et la confiance mutuelle entre ses employés, et ce, à tous les niveaux et à travers toutes les fonctions de l’organisation, y compris avec ses collaborateurs et partenaires externes.

7. Principe de vélocité

L’organisation agile préfère la vélocité (aller vite dans la bonne direction) à la vitesse (aller vite dans toutes les directions). Les équipes de travail ne se concentrent pas que sur la vitesse d’exécution. Elles favorisent la livraison d’une meilleure valeur et plus de bénéfices plutôt que le respect rigide des dates cibles.

8. Principe de co-créativité

L’organisation agile valorise et récompense le travail d’équipe et toute initiative, projet et autre activité qui font appel à des techniques de collaboration, d’intelligence collective et de co-création pour offrir des produits et services innovateurs et à haute valeur ajoutée.

9. Principe de simplicité

L’organisation agile valorise la simplicité comme principe à appliquer à toutes les fonctions, politiques, processus, structures, procédures, communications, présentations de l’organisation. Il s’agit d’une simplicité « significative », qui inclut et conserve les éléments qui sont essentiels à la bonne communication et au bon fonctionnement des équipes et de l’organisation.

10. Principe de soutenabilité

L’organisation agile valorise le bien-être de ses employés. En conséquence, elle n’encourage ni ne force le travail en temps supplémentaire. Elle valorise plutôt la planification et l’exécution des actions à un rythme soutenable, qui assurera une performance à long terme durable et fiable, au lieu d’imposer un état d’urgence permanente.

La mise en place et l’opérationnalisation de ces 10 principes permettent de développer un « savoir agir ensemble » efficace face à un environnement d’affaires en perpétuel changement.

L'émergence d'une culture agile passe par une transformation organisationnelle qui va au-delà de l'adoption globale d'un ensemble de méthodologies dites «agiles»

Comme un phénomène de mode, plusieurs dirigeants pourraient être tentés d’adopter des méthodologies agiles sans trop bien en comprendre la nature ni l’importance des changements que cela entraîne dans l’organisation.

Plutôt qu’une « adoption agile » qui ne vise que le « savoir-faire » (méthodologies agiles), on doit créer les conditions nécessaires à l’émergence d’une véritable « transformation agile » au niveau des « savoir être » organisationnels, un changement de culture au sein de nos équipes et de notre organisation, pour en tirer tous les bénéfices.

Cette transformation organisationnelle ne peut être dictée; elle doit être collectivement désirée. L’agilité est « une qualité » intrinsèque d’une organisation agile, collaborative et adaptative. On ne peut dicter la collaboration; on ne peut que la vivre en la désirant, en la développant et en l’appliquant collectivement. Finalement:

Savoir agir ensemble, c’est avant tout, savoir changer ensemble !

Claude Émond

Claude Emond est partenaire-fondateur des Entreprises Quali-Scope Inc., entreprise canadienne spécialisée en conseil, coaching, facilitation et form-action (Action Learning) en innovation, agilité et performance organisationnelles. Il détient un baccalauréat en génie chimique du Royal Military Collège du Canada, une maîtrise en ingénierie de l'Université McGill, un MBA (concentration management stratégique) de l'Université d'Ottawa, et une formation en animation d’atelier du Centre québécois de la PNL. Il est co-auteur de la première norme internationale sur le management des portefeuilles de projets (The Standard for Portfolio Management, 1st edition, PMI, 2006), et l'auteur de nombreux articles sur l'agilité, le LEAN, les cultures et les pratiques innovantes, notamment pour ProjectTimes.com.